Les Actes du séminaire : pourra-t-on toujours croquer du cacao demain ?
Depuis le 12 juin, les exportations de cacao sont suspendues en Côte d'Ivoire et au Ghana. Les 2 pays qui produisent les deux tiers du cacao mondial, lancent un ultimatum sans précédent aux marchés : à moins de 2 600 dollars la tonne, on ne vend plus. La décision inimaginable jusqu'à présent vise à mieux rémunérer les producteurs qui vivent dans une extrême pauvreté.
La conférence Pourra-t-on toujours croquer du cacao demain ? que nous avons organisée à la Maison des Acteurs du Paris Durable le 15 mai dernier, fait écho à cette mesure historique. Son propos était de mieux comprendre les logiques à l'oeuvre au sein de la filière cacao en Côte d'Ivoire entre prix trop bas, précarité des producteurs, déforestation et changement climatique.
Pour démêler les fils d’un monde annoncé sans chocolat, nous avions réuni :
- Marc Dufumier, agro-économiste, enseignant-chercheur à l’AgroParisTech spécialiste des systèmes agraires et de leur évolution et président de Commerce Equitable France
- Fulbert Dago, assistant technique en Côte d'Ivoire du programme Equité d’Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières
- Marc Tanouh, directeur de la Société Coopérative Equitable du Bandama qui produit près de Tiassalé au sud du pays un cacao issu de l'agriculture biologique et du commerce équitable, à contre-pied des règles imposées dans le pays par les multinationales du secteur
- et Christophe Eberhart, co-fondateur d’Ethiquable qui joue un rôle pivot au sein de la SCOP en tant que responsable du montage des filières de commerce équitable.
Les actes de la conférence sont disponibles en pdf. En voici des extraits.
Aux origines de la crise
Si l'on souhaite comprendre si le cacao peut disparaître, c'est bien en Côte d'ivoire qu'il faut trouver des réponses. Premier pays producteur de cacao au monde, la Côte d'Ivoire a subi une transformation alarmante de son écosystème sous la pression productiviste des grands acteurs du cacao :
140 000 ha de forêt ont disparu, soit l'équivalent de 15 000 terrains de football
les familles des producteurs vivent dans des conditions précaires, en-dessous du seuil de survie
Comme en témoigne Fulbert Dago, assistant technique du programme Equité en Côte d'Ivoire.
"La déforestation est une grande préoccupation. En 1960, le pays possédait 16 millions d’hectares de forêts. Il reste aujourd’hui, selon les sources, soit un peu moins, soit un peu plus de 3 millions d’hectares. Sauver ces 3 millions d’hectares de forêts protégées doit être une priorité absolue."
"Les familles des producteurs sont dans des conditions précaires. Des études, au moins deux, ont bien montré, que les prix payés en ce moment aux producteurs ne permettent pas de couvrir les besoins vitaux de la famille. C’est donc très difficile pour les producteurs. Je vous invite, enfin ceux qui le peuvent, à aller en Côte d’Ivoire au mois de mars à la fin de la grande campagne pour vous rendre compte de la situation de très grande précarité des producteurs qui vivent quasiment au jour le jour. D’octobre à fin février ils vendent le cacao donc ils ont du cash, mais quand il n’y a plus de cacao à vendre, c’est difficile."
Le cacao cultivé en pleine lumière, à grand recours de pesticides, n'a plus d'avenir
Comme le souligne Marc Dufumier, professeur à AgroParisTech, à propos des plantations intensives de cacao en pleine lumière, "ce sont des variétés sélectionnées pour produire beaucoup sans arbres d’ombrage. Et très fréquemment, cette sélection s’accompagne d’une certaine homogénéisation des variétés. Les plantations sont dans ce cas très homogènes, composées exclusivement de cacaoyers avec, y compris et à l’extrême, des variétés clonées. Ce n’est donc pas seulement la même variété, mais bien le même cacaoyer qui est répété des milliers de fois."
Grande cause de la déforestation, ces plantations intensives montrent largement des signes d'essoufflement. Si ce type de culture du cacao offre des coûts de production minimum, il scie également la branche sur laquelle il est positionné : perte de fertilité, attaques parasitaires, faible résilience face aux changements climatiques...
Le postulat - régulièrement imposé - sur la perte des rendements de l'agriculture biologique est largement contredit par les expériences basées sur l'agro-écologie. L'expérience de la SCEB, coopérative pionnière du cacao bio en Côte d'Ivoire et seule coopérative bio jusqu'en 2017 dans le pays, le prouve concrètement.
Comme en a témoigné Marc Tanouh, le directeur de la coopérative, "la petite histoire a commencé en 2006. Le début a été difficile. Il fallait convaincre les producteurs d’abandonner leurs vieilles habitudes culturales pour un nouveau mode de production respectant l’environnement. Notre première exportation date de 2010. Nous avons réalisé 10 tonnes de cacao. Aujourd’hui, nous sommes à 125 tonnes.
Le bilan au niveau des rendements est très encourageant : nous sommes sensiblement supérieurs aux rendements au niveau national, qui tournent autour des 500 kg de cacao à l’hectare. Avec les fertilisants naturels que nous fabriquons, certains producteurs atteignent jusqu’à 800 kg par hectare. Notre rendement moyen tourne autour de 560 à 570 kg/ha."
Ces résultats sont possibles avec le soutien du commerce équitable et à son prix stable et rémunérateur qui a fourni les conditions nécessaires à la coopérative pour jouer un vrai rôle d'accompagnement de ses membres.
6% de la valeur générée par le cacao revient aux producteurs
La très grande partie de la valeur est captée par l'aval de la filière, créant une pression forte sur les prix pour les premiers acteurs de la chaîne de valeur : les petits producteurs. Comment dans ce cas permettre aux producteurs de vivre de leur travail et pérenniser leur culture ?
Pour Ethiquable, il est impératif de garantir une stabilité des prix : les pratiques agro-écologiques impliquent des investissements différés, possibles uniquement si les organisations de producteurs ont une vision à moyen terme sur les débouchés de leur production. Et d'offrir des prix rémunérateurs pour satisfaire les besoins de la famille, acheter les produits de première nécessité et maintenir l’état de la ferme, du verger.
L’écart de prix entre le marché et les prix payés par ETHIQUABLE est extrêmement significatif. Christophe Eberhart en explique les raisons. "Il est vrai qu’Ethiquable a des prix assez rémunérateurs autour de 4 000 à 4 500 dollars la tonne. Un cacao bio aujourd’hui est payé au cours de bourse auquel il est ajouté entre 200 et 300 dollars de prime bio. Avec un cours à 2 300 dollars la tonne, les cacaos bio sont tous achetés actuellement à moins de 3 000 dollars la tonne.
Chez Ethiquable, nous maintenons ces niveaux de prix car nous considérons que ces prix permettent de payer aux producteurs un prix digne, soit un bon prix pour vivre de leur travail, et une marge suffisante à la coopérative qui doit lui permettre, d’une part, d’assumer son rôle de promotion du développement des producteurs, d’accompagnement et de formation et, d’autre part, de réaliser des investissements.
Le prix du commerce équitable doit être en capacité de réaliser ce double jeu. Le commerce équitable s’adresse à des coopératives, et non des individus. Il est là pour renforcer des organisations de producteurs et cela est fondamental dans notre approche. Le but d’un prix rémunérateur est donc aussi de renforcer les organisations de producteurs.
Il me semble effectivement qu’Ethiquable est sur le haut de la fourchette des prix des acheteurs de cacao et de cacao bio et équitable. Mais il faut reconnaître aussi que l’on est dans une situation de prix complétement effondrés. A partir de fin 2016/début 2017, le cacao a perdu 30% de sa valeur. Le prix de bourse qui était de 3 000 dollars la tonne pendant plusieurs années, s’est effondré brutalement autour de 2 000 dollars. C’est considérable : les producteurs ont perdus 30% de leurs revenus. C’est comme si nous perdions, du jour au lendemain, 30% de nos revenus. J’imagine, la situation catastrophique que cela engendrerait dans notre pays."
"La mort du cacao est annoncée si on ne décide pas de correctement rémunérer les personnes qui sont dans une démarche agro-écologique et d’agriculture biologique." Marc Dufumier
Marc Dufumier. Nous sommes tout de même face à un paradoxe. J’entends que l’agriculture inspirée de l’agro-écologie et l’agriculture bio comme elle est pratiquée par la SCEB accroît les rendements. J’entends qu’elle diminue les coûts. Alors, on a envie de dire : il faut acheter le cacao moins cher ! Rassurez-vous, ce n’est pas ma conclusion. Car, quel est le coût supplémentaire d’une culture comme la vôtre ? C’est l’artisanat, c’est le coût en travail. Et l’on y peut rien. Il en va d’ailleurs pour tous les principes de l’agriculture biologique, artisanale, de terroir. Elle est moins coûteuse en intrants chimiques et elle fait moins la fortune de multinationales. Elle exige beaucoup de travail et n’est valable que si les gens sont bien rémunérés.
La mort du cacao est annoncée si on ne décide pas de correctement rémunérer les personnes qui sont dans une démarche agro-écologique et d’agriculture biologique. Alors, oui c’est la mort du cacao en Côte d’Ivoire.
Il y aura toujours du cacao, rassurez-vous, mais comme la forêt aura disparu, il y en aura ailleurs qu’en Côte d’Ivoire. Il y a urgence dans tous les pays du monde, Côte d’Ivoire comprise, à changer les systèmes de production et de correctement rémunérer les producteurs qui nous assurent cette transition écologique. Sinon, il n’y aura plus de forêt et vous n’aurez que du mauvais chocolat.